Le Bras de Dieu, western - chapitres 4-5

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IV

Soyez donc miséricordieux, comme votre Père est miséricordieux. Ne jugez point, et vous ne serez pas jugés ; ne condamnez point, et vous ne serez pas condamnés ; pardonnez, et on vous pardonnera.
Ces versets de Luc résonnaient dans ma tête. À chaque jugement des hommes, à chaque exécution, la Parole de Dieu murmurait le pardon des fautes, mais la folie des hommes la couvrait de son chant furieux. Père, j'ai moi-même tant péché...
Ranimés par le récit d'enfance de Mad, mes propres souvenirs firent à nouveau surface. J'entendais la mélopée de ma mère, qui tout en préparant un ragoût ou un pain de méteil, récitait le livre des Psaumes. Mon père avait été rappelé à Dieu ; ma mère nous élevait, mes quatre frères, ma sœur et moi, avec amour et bienveillance. J'étais pourtant un enfant turbulent, indocile, paresseux. Aux yeux de ma mère, rien d'irrémédiable, il s'agissait de défauts que la maturité corrigerait, avec l'aide de notre Seigneur. Elle ignorait un pan de mes activités. Je les lui dissimulais aisément, tant ma mère ne voyait que la bonté en chacun. Je traînais les rues nu pieds en quête de quelque aventure, en quête de quelque larcin. Je m'étais acoquiné avec Scott et Joe, deux gars plus âgés que moi qui m'envoyaient quelquefois chiper une bourse tandis qu'ils retenaient l'attention de la victime. À l'abri dans une remise qui nous servait de repère, nous partagions le butin. Plus petit que mes compagnons, je me contentais d'une part moindre sans discuter. Mon tour viendrait, pensais-je alors. Il ne vint jamais, car je stoppai net la course dans la pente qui m'entraînait chaque jour plus profondément dans les abîmes du mal. Il fallut malheureusement pour cela un événement atroce, la mort d'une vieille dame et le regard fixe de sa demoiselle de compagnie qui me hantait jour et nuit encore à présent. Ce regard si semblable à celui de Mad.
Mrs Steadfast était une dame âgée et riche, veuve d'un officier. Portant sa sempiternelle toilette de deuil et une coiffe à voilette, elle faisait quotidiennement quelques pas au bras d'une demoiselle de compagnie, jeune femme au teint pâle dont le visage était encadré par une chevelure blonde que d'énergiques coups de peigne n'arrivaient pas à défriser totalement. J'avais dix ans, ou plutôt je m'apprêtais à les fêter : la date approchait à grands pas. Mes compagnons de rapine avaient projeté, à l'occasion d'une de ses promenades, d'extorquer Mrs Steadfast. Sous la menace d'un couteau, elle abandonnerait ses bijoux et l'argent qu'elle serrait contre elle dans une poche. Ce jour-là, elle devait déposer une coquette somme à la banque. Scott et Joe avaient bien préparé leur affaire en espionnant les allées et venues autour de la vieille dame. Je ne devais pas intervenir. Ce n'était pas un plan pour des gamins comme moi, avait décrété Scott. « Tu te contenteras de faire le guet. », avait-il ajouté. J'étais dépité de ne pouvoir suivre le déroulement de l'action que dissimulé derrière un arbre. Mais lorsque je vis détaler les deux voleurs, alors que leur couteau restait planté dans la poitrine de Mrs Steadfast, je fus soulagé de ne pas avoir participé au forfait. J'approchai, poussé par la curiosité. C'était pire que je ne l'avais imaginé. La vieille dame cherchait son souffle, elle agonisa sous mes yeux. Des gens, alertés par les cris de la jeune femme blonde, arrivèrent sur les lieux. On me prit à parti : que faisais-je à marauder ? N'avais-je pas école ? On m'avait vu traîner avec deux vauriens. N'étaient-ce pas eux qui étaient à l'origine du drame ? N'étais-je pas leur complice ? Et sur moi pesait le regard lourd de la demoiselle de compagnie.
Mon horizon s'obscurcit. Ma vision se troublait et mes oreilles bourdonnaient. Je m'évanouis. Lorsque je revins à moi, je fus pris de sanglots incontrôlables. J'étais allongé sur une sorte de brancard et l'on me conduisait auprès de ma mère. Mon évanouissement et mes pleurs levèrent les doutes à mon encontre. Un gamin inoffensif, voilà ce que l'on pensa de moi.
Installé dans mon lit, pris de remords, j'avouai à ma mère les vols à l'arrachée dont je m'étais rendu coupable, jusqu'à la terrible scène à laquelle je venais d'assister. La pauvre femme, en caressant mes cheveux, récita les versets de Luc. Pardonnez, et on vous pardonnera. Je compris alors que Dieu m'appelait à Le servir. Oui, mon âme ravie, désormais ne veut plus que vivre de ta vie, à ta gloire, ô Jésus ! Je ne pouvais effacer mes péchés qu'en travaillant de toutes mes forces et de toute mon âme à soulager le fardeau de mon prochain...
La nuit était avancée lorsque le sommeil s'abattit sur moi. Je me levai cependant dès l'aube, soucieux de respecter la promesse en parvenant tôt au pénitencier.


V

Quatorze mois avant son arrestation.

Mad avait dix-neuf ans lorsque, après avoir travaillé comme fille de ferme pendant plusieurs années, on lui donna son congé. Le fils avait repris le ranch lorsque son père avait passé l'arme à gauche, il s'était marié à un bon parti, une jeune femme certes laide, mais fille unique dun propriétaire terrien qui n'avait pas lésiné sur la dot. La nouvelle épousée voyait d'un mauvais œil qu'une employée trop jolie à son goût papillonnât autour de son mari. Mad ne faisait ni plus ni moins que son travail et ne pensait pas à mal lorsqu'elle parlait avec le jeune maître. Seulement, sa figure parlait contre elle. D'enfant peu gracile, au regard farouche, Mad était devenue une jeune fille bien proportionnée dont le visage un peu fin laissait admirer de jolies pommettes surmontées par de grands yeux. C'en était trop pour la maîtresse de maison qui lui intima l'ordre de déguerpir.
Après son renvoi, Mad erra dans les environs et arriva à C***. Nul travail ne s'était présenté à elle. Aucune ferme ne souhaitait l'employer. Sans une lettre de recommandation qui se porterait garante de ses bonnes mœurs, aucune maison soucieuse de sa réputation ne lui faisait confiance. Ce pouvait être une voleuse ou une dévergondée ! Chacun se passa le mot et Mad trouva porte close plus souvent qu'à son tour. Elle chercha en vain un travail dans les échoppes ou même un travail de coursière. Elle finit par mendier son pain. Souvent, on lui refusait l'aumône, en la traitant de paresseuse. Paresseuse ! Qu'on lui permît seulement de prouver son ardeur au travail ! Les jours passaient, sa situation se dégradait. Quelle alternative lui restait-il ? Nombreuses hélas sont les jeunes filles qui tombent ainsi de misère en misère jusqu'à vendre leur corps pour rester en vie. On lui présenta la chose de manière allusive :
Tu serais un joli brin de fille si t'arrangeais un peu. Va voir La Trouée, dis-lui « je viens de la part de Dick », et elle te proposera sans doute un petit boulot.
Mad se rendit au bordel, puisqu'il faut appeler les choses par leur nom, et fut de suite engagée, en tant que débutante, comme serveuse au salon les hommes se distrayaient avec les demoiselles du lieu avant de prendre avec l'une d'elles le large escalier qui montait aux chambres. Le salon était une pièce avenante, des tentures de couleurs vives, des coussins et des tapis tentaient d'imiter l'atmosphère orientale du livre des Mille et une nuits. Le talent de Lise-Beth s'y déployait. Elle chantait des chansons d'amour avec des trémolos dans la voix et des larmes au coin de l'œil, des chansons paillardes qui faisaient rire les hommes, et des chansons à boire, chacun levait alors son verre à la santé de La Trouée et de ses filles si agréables à vivre. La chanteuse était accompagnée par un pianiste. On disait ce dernier eunuque... Il était homme à tout faire de l'établissement : ménage en matinée, approvisionnement l'après-midi, piano en soirée. Il se murmurait aussi qu'il satisfaisait à l'occasion quelques goûts particuliers de la clientèle.
La Trouée était laide, et l'on peinait à comprendre comment elle avait pu dans sa jeunesse rendre fous les hommes du comté. Sa figure fière accusait son âge, des rides creusaient son visage. Avant que sa beauté ne se fanât complètement, la maquerelle avait su tirer parti du petit pécule qu'elle avait mis de côté pour ouvrir sa propre maison. Elle avait eu le flair de racheter à bas prix une vieille bâtisse dans laquelle un homme s'était donné la mort. On croyait depuis ce suicide que la maison était hantée par un esprit malfaisant. Lorsque l'on se rendit compte que les lumières que l'on avait vu danser la nuit aux fenêtres n'était que le signe de la présence d'une bande de malfaiteurs en cavale, et non de celui de l'esprit du mort et, lorsqu'une fois les bandits arrêtés, La Trouée fit effectuer des travaux de rénovation au point que l'on oubliât l'ancienne disposition des pièces et jusqu'à celle l'ancien propriétaire s'était pendu, on put dire que la maquerelle avait le sens des affaires. La Trouée possédait un bel établissement au cœur même de la ville, sans avoir pour cela dépensé la somme que la bâtisse aurait réellement coûtée sans cette stupide histoire de revenant.
La Trouée était stricte, mais juste. En tant que patronne, elle était appréciée pour cette qualité. Mad fut donc recueillie dans cet étrange foyer et fit son apprentissage quelques semaines en salle avant de gagner elle aussi les étages : La Trouée ne lui proposait pas le gîte et le couvert pour un service minimum. Dick avait l'œil et fut l'un de ses premiers clients.
Certaines soirées à thème de la maison connaissaient un vif succès auprès de la société masculine. Militaires gradés, bourgeois, notables de toutes sortes s'y donnaient rendez-vous pour se délasser tout en discutant affaires. Ce fut lors d'une soirée costumée que, passant entre les groupes avec un plateau, Mad surprit une conversation portant sur la ligne de chemin de fer qui passerait à quelques milles de C***. Des terres avaient été acquises pour une bouchée de pain quelques années plus tôt, on y construirait la gare et un hôtel pour les voyageurs. Les alentours connaîtraient un surcroît d'activités, des commerces s'installeraient, un nouveau saloon bien entendu... L'approvisionnement en alcool, les tables de jeu... Tout était à prévoir, les bénéfices seraient importants. Les hommes assemblés se réjouissaient du prochain succès de l'opération. Celle-ci serait d'autant plus lucrative pour qui avait prêté l'argent nécessaire aux travaux.
Mad ne comprit pas immédiatement ce que révélait cette conversation. Le cauchemar qu'elle fit, la nuit suivante, lui permit de saisir avec une clarté saisissante la signification qu'elle devait lui donner. Les quatre hommes avaient planifié les constructions et, en amont, l'achat des terres. Ces terres, Mad le sentait, provenaient de la ferme de Mary Molly, sa bienfaitrice. Et peut-être d'autres fermes que les propriétaires étaient, sous la menace, obligés de quitter. On racontait tant de choses sur les récents départs des exploitations. C'était comme une épidémie dans la région. Derrière ces départs précipités, il y avait la peur de voir sa famille abattue devant ses yeux, en réponse à ce que les hommes de main chargés d'établir les transactions considéraient comme un entêtement inacceptable. Comment les terres de Mary étaient-elles arrivées entre leurs mains ? Celle qui avait servi de mère à Mad était un obstacle. À sa mort, rien ni personne ne s'opposait à la vente. Avait-elle été tuée pour satisfaire les ambitions de ces hommes et leur appât du gain ? L'accusation était lourde, les preuves encore inexistantes. Toutes ces supputations devaient se vérifier... Et elles se vérifièrent.
La Trouée en savait quelque chose, elle qui côtoyait ces hommes de pouvoir depuis des années. Elle n'était que la tenancière d'un bordel, aussi parlait-on sans fard devant elle. Lorsque Mad, ne sachant que faire, se confia à La Trouée, elle trouva en sa patronne une alliée de taille. Non seulement celle-ci était mieux renseignée que quiconque, mais elle contenait en elle une soif de justice jamais apaisée. Sous son apparence de maquerelle un brin avaricieuse, La Trouée était une femme scrupuleusement honnête. Leur alliance scella une ère nouvelle. La Trouée devint le cerveau de l'organisation, Mad l'habile exécutrice. Si cette dernière obéissait à un sentiment de revanche et voulait faire justice à ses bienfaiteurs, les motivations de La Trouée allaient au-delà de ce seul cas : c'est la mainmise de ces hommes sur le territoire qu'elle souhaitait combattre, l'appropriation malhonnête et l'exploitation abusive, l'enrichissement éhonté aux dépens d'autrui. Les valeurs chrétiennes peuvent ainsi parfois trouver hospitalité dans les cœurs de ceux qui cheminent hors des sentiers tracés par la religion...
Mad avait appris à se servir d'un revolver dans sa jeunesse. Être née fille n'était pour Mary et Sam pas un obstacle à cet apprentissage et Mad acquit rapidement une dextérité surprenante. Le colt était son arme de prédilection. Chaque jour elle s'était exercée au tir. Chaque jour elle s'était améliorée. La Trouée vit en ses capacités peu communes, que Mad lui démontra en touchant en vol une plume qui virevoltait, le signe que l'heure était venue de passer à l'action.
Le plan était simple : attaquer par surprise les commanditaires des exactions, soit le groupe des quatre hommes, s'en prendre à leurs biens, les voler comme ils volaient autrui en faisant faire la sale besogne à leurs hommes de main, les harceler, leur faire comprendre qu'ils ne seraient plus jamais en paix et enfin que leur vie même était en danger. Leur faire redouter le châtiment qui les attendait. Puis les tuer comme des chiens, car ils ne méritaient pas meilleur sort.
Deux femmes contre le groupe des actionnaires du rail... La partie semblait inégale. Leur détermination était cependant sans faille et les qualités dont chacune faisait montre leur permirent de réussir d'autres auraient échoué. La Trouée se révéla une fine stratège et Mad bénéficia d'une chance inouïe lors des battues que le shérif mena contre elle après la mort de Phil Daighty.