Un souvenir d'enfance

Ce très court texte, Un souvenir d'enfance, a été publié dans le recueil collectif Un Cadeau de Noël pour le Refuge, volume Sven de Rennes (d'après le nom de l'illustrateur de couverture de ce volume - je précise que deux volumes ont été publiés ce Noël-là) édité par Textes gais. Les droits de l'ensemble des auteurs étaient versés à l'association le Refuge. Le livre, semble-t-il, n'est plus disponible en version papier, il doit encore exister sous format numérique. J'ai choisi, pour ce tout petit texte, d'évoquer une histoire d'amour un peu triste. Je vous le place ici à présent, parce que c'est de saison.

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Noël 1996

Le soir tombait. Les réverbères éclairaient faiblement l'asphalte. L'automne s'était durablement installé, avec son crachin et son ciel gris. Je descendis du bus et j'attendis la correspondance.
J'étais employée comme secrétaire dans un cabinet d'avocat depuis trois semaines. Je tapais sous dictée, classais des dossiers, adressais des courriers. Le travail était répétitif. Je ne comptais pas y faire carrière, c'était un job alimentaire, en attendant de trouver mieux... Je n'étais, de toute manière, engagée qu'en CDD et rien ne me garantissait la reconduction de ce contrat. J'aurais aimé obtenir un emploi dans une galerie d'art. C'était ça, mon but.
Les dossiers traités par le cabinet d'avocats étaient démoralisants. Divorces, successions difficiles, gardes partagées d'enfants… Ces situations vécues par d'autres, sur papier, me renvoyaient à ma propre enfance.
Quinze minutes de trajet environ, et je serais enfin chez moi. Je poussai un soupir quand je vis le bus arriver. Il me tardait de m'installer sur le sofa avec une bonne tasse de thé. Le bus redémarra avant que je ne fusse assise. Le chauffeur devait être pressé de regagner son foyer, lui aussi. Je titubai et me retins heureusement à une barre. Mon regard, un instant, se porta à l'extérieur. C'est là que je les vis. Deux bouches unies, deux hommes qui s'embrassaient dans un baiser d'amants, qui s'étreignaient avec force et passion.
Ce fut un déclic. Je revis en flash une veillée de Noël. J'avais six ans. Il était tard, les adultes avaient terminé leur dîner et j'aurais dû sagement dormir pour laisser le père Noël faire son travail – ou plutôt son émissaire, car je ne croyais plus qu'à demi au pouvoir du bonhomme barbu. Seulement, j'étais excitée, j'attendais un coffret de perles multicolores, un joli parapluie et peut-être d'autres surprises. Je m'étais donc levée. Les pieds nus, je m'étais approchée du salon où trônait le sapin que j'avais pris plaisir à décorer avec ma mère, quelques heures plus tôt. Une musique douce flottait dans l'air, à moins que ce souvenir ne fût rajouté dans mon esprit. Un rai de lumière passait sous la porte de la cuisine. J'étais gourmande, je pensais à tous les bons chocolats qui m'attendaient : je me suis donc faufilée. La porte était entrebâillée. Suffisamment pour y plaquer mon visage et jeter un œil à l'intérieur.
Il y avait une grande pile d'assiettes sales sur le plan de travail, mais pas de friandises. Devant l'évier se trouvait mon père. Il lavait des verres. À côté de lui, tonton Bruno, comme je le nommais alors, un torchon à la main. Tonton Bruno était un ami de mes parents. Je compris cette nuit-là qu'il était bien plus pour mon père...
Pendant que je les observais, Bruno posa son torchon, se plaqua contre le dos de son ami et le serra contre lui. Je les entendis murmurer des paroles. Mon père disait quelque chose comme « non, je ne peux pas ». Tonton Bruno répliqua « chut ». C'est alors qu'ils s'embrassèrent à pleine bouche.
Le trajet en bus me parut court. Je descendis mécaniquement à mon arrêt. De retour chez moi, je laissai mes pensées à nouveau divaguer. La scène de ce Noël 1996 était restée gravée dans ma mémoire. Et pourtant jamais je n'y avais fait allusion, jamais je n'avais posé la moindre question ni à mon père ni à l'oncle Bruno. Je fus seulement plus attentive, épiant les propos de mes parents, quand ils croyaient que je ne les écoutais pas. Je sentis grandir entre eux une tension, mais jamais il n'y eut de disputes, jamais d'éclats de voix. J'ignorais encore aujourd'hui si mon père et Bruno se voyaient en cachette, si ma mère avait eu vent de cette liaison. Le silence s'était fait.
J'avais sept ou huit ans quand Bruno est parti vivre loin. Au Canada, je crois. Quelle avait été la réaction de mon père ? En avait-il été affecté ? Impossible de m'en souvenir... J'étais trop occupée par mes propres amours enfantines.
Nous étions à un mois des vacances d'été, pendant mon année de CM1, quand mes parents annoncèrent leur divorce. Quel en avait été le déclencheur, puisque Bruno n'y était pour rien ? À moins que cette relation en fût une cause lointaine ? Mon père avait-il contenu la douleur de cette séparation, comme un abcès, jusqu'à son éclatement ? Ce divorce, était-ce parce que mes parents avaient tenté de sauver les apparences et que la force leur avait soudainement manqué ? L'été me parut triste, cette année-là. Je m'étais sentie abandonnée au milieu de ces histoires d'adultes qui me dépassaient.


Noël 2013

J'avais soigneusement emballé mes cadeaux dans un papier rouge et doré. Ce Noël était particulier : c'était le premier réveillon que je passais dans mon petit logement. Ce ne serait pas une grande fête, mais je me réjouissais d'avoir mon père sous mon toit. Le 25, j'irais déjeuner chez ma tante Pauline. Ma mère serait alors présente, ainsi que des cousins.
Vers 19 heures, je plaçai un CD dans la chaîne hi-fi. Mozart. À 19h30 précises, mon père sonna à la porte. Il tenait un gigantesque paquet enrubanné et un sachet contenant une bouteille.
— Waouh, le paquet ! C'est quoi, dis-moi ?
— On n'embrasse pas son vieux père d'abord ?
Il posa cadeau et bouteille. Je plaquai en riant deux bises sonores sur ses joues.
— Mais dis-moi, ça sent bon ! Tu as fait la cuisine ou tu as tout pris chez un traiteur ?
— Même le jour de Noël, il faut que tu me taquines !
Cela faisait du bien de le voir. Au printemps dernier, il avait eu de sérieux soucis de santé. J'étais passée chaque jour à l'hôpital. Cela nous avait rapprochés.
J'ouvris le champagne qu'il avait apporté. Nous trinquâmes au bonheur et à l'amour.
— Et à ce mystérieux Éric que je n'ai pas encore vu ! a conclu mon père.
Mais avec Éric, ce n'était pas sérieux, pas suffisamment pour que je l'accompagne chez sa famille pour Noël ni pour lui venir à mon réveillon, en tout cas. Et peut-être ne serait-ce jamais sérieux. On s'entendait bien, ça ne suffisait pas…
— Et toi ? Le bonheur et l'amour ? demandai-je subitement. 
Je n'avais pas oublié le baiser du bus et tous les souvenirs que cette scène avait fait affluer. Cependant, je me reprochai cette question trop directe aussitôt après l'avoir posée. De quoi est-ce que je me mêlais ?
Mon père répondit évasivement
— Oh moi, tu sais…
J'eus envie de répliquer « Non, justement, je ne sais pas… » Au lieu de ça, je posai une main sur son épaule. Mon père me regarda.
— Il y a longtemps, j'ai aimé très fort quelqu'un. C'était trop compliqué à vivre. J'y ai renoncé. C'était la plus grosse erreur de mon existence, vois-tu. Il ne faut jamais renoncer à son amour et à ses rêves. Même si c'est difficile.
Lorsque mon père sortit de chez moi, à l'approche de minuit, je songeai à ses paroles douces et amères. Il parlait de Bruno, j'en étais sûre. Et j'eus une pensée pour tous ceux qui, à l'inverse du couple aperçu dans le soir tombant, n'osaient pas prendre  leur amour à bras le corps, quel qu'il fût.

Le Bras de Dieu, western - chapitres 6-7 et épilogue

Si vous avez manqué le début, c'est ICI.

VI

Pour approcher au plus près la vérité, je confrontai diverses sources. La confession de Mad prononcée les dernières heures avant sa mort, des articles de journaux, des bribes de conversation de témoins de l'une ou de l'autre scène, et même le récit de Bill le fâché, dans une version expurgée des détails grandiloquents qu'il aimait ajouter habituellement. Les notes que je pris essayèrent de transcrire les faits, sans parti pris.
Tels furent les principaux protagonistes des dernières aventures de Mad, les quatre hommes présents lors de la soirée costumée organisée au bordel : Phil Daighty, rentier, marié à la fille d'un ancien sénateur de trente ans plus jeune que lui, Donald O'Neill, propriétaire du ranch New Horizons, avec le nombre de têtes de bétail le plus important du comté, William Bullogh, dit Will le joueur, sans profession, fils d'une riche famille du Colorado, connu pour son addiction au poker et Alan Simon, dit « Dr Simon », psychologue de formation, fasciné par l'occulte et par l'hypnotisme.
Les trois premiers trouvèrent la mort, abattus par Mad.

Round 1, Phil Daighty
Sa maison faisait face, imposante, à la ville. Phil Daighty avait quelques années durant occupé le poste de shérif, mais la goutte qui le tenaillait depuis qu'il avait dépassé les cinquante ans l'avait écarté de ces fonctions. Les excentricités de sa jeune épouse, la délicieuse et fantasque Elizabeth dont les tenues étaient toujours à la pointe de la mode, l'avaient lassé après une longue lune de miel que bien des hommes lui enviaient. Il avait renvoyé celle-ci dans l'Est du pays, auprès d'amis de son père, les divertissements qui s'y déroulaient convenaient mieux à sa nature frivole. Un jeune homme éconduit par la belle jurait qu'Elizabeth n'avait jamais atteint sa destination et que Phil, derrière l'allure débonnaire qu'il affichait en disant avoir rendu la liberté de mouvement à son épouse, cachait le plus vil secret : il aurait surpris Elizabeth dans une situation fort compromettante et avait préféré venger son honneur en faisant exécuter sa femme sur la route qui la menait à l'Est. Son corps aurait été privé de sépulture chrétienne... Vrai ? Faux ? L'homme qui colportait cette histoire disparut subitement et plus personne ne prononça le nom d'Elizabeth Daighty...
Les récits de la mort de l'ancien shérif convergeaient : Phil arpentait les rues de C*** sur son cheval bai lorsqu'une balle fit tomber son chapeau. Il n'eut pas le temps de saisir son arme qu'une deuxième balle se logea dans sa main droite. Le cheval rua et partit au galop. Trop tard pour que Phil fuît le traquenard. Ce fut un cadavre qui chevaucha quelques secondes la bête apeurée avant de chuter lourdement sur la route poussiéreuse : une troisième balle s'était logée entre les deux yeux du cavalier. L'opération avait été menée depuis les toits. Mad avait patiemment guetté sa proie.
Les événements qui précédèrent sa mort étaient plus difficiles à établir. Il semblait que trois semaines plus tôt, Mad avait adressé une première lettre anonyme à Phil Daighty. La missive ne comportait que ces mots : « Tu vas payer pour tes crimes. » Le soir même, Phil Daighty avait trouvé ses bottes neuves lacérées au couteau. Quelqu'un s'était introduit chez lui alors même qu'il était sous son toit ! Son sang ne fit qu'un tour. Il aurait les crapules qui avaient osé violer son domicile ! Seulement, personne ne se manifesta et Phil ne savait de quels ennemis venait la menace. Il envoya Pat et Denis, deux hommes à la mine patibulaire qui exécutaient les basses besognes, régler son compte à Henri Valley : cet homme-là lui faisait de l'ombre, et si la menace ne venait pas de lui, ce serait toujours un ennemi de moins dans son entourage. Égorgé, les membres sauvagement mutilés, le corps de Henry Valley fut abandonné aux animaux errants. Phil se plaisait à penser que les chiens faméliques avaient dépecé ses chairs.
Les jours s'écoulèrent. Quelques incidents les ponctuèrent, sans que Phil ne pût mettre la main sur le ou les coupables. Toutes ces intimidations venaient-elles de Mad elle-même ou certains ennemis de Phil profitaient-ils du fait que le vent semblait tourner en sa défaveur pour se venger de cet homme sans cœur ? La veille de sa mort, Phil Daighty reçut une dernière missive, signée « Mad » cette fois. Trois lettres avaient été découpées dans un journal et collées sur une feuille : N O W.

Round 2, Donald O'Neill.
Le ranch fut incendié. Le feu était divisé en plusieurs foyers et, lorsque les employés s'affairaient pour éteindre un brasier, un autre prenait de l'ampleur.
Donald O'Neill dirigea les opérations après avoir mis sa famille à l'abri. Une partie de l'aile droite du ranch New Horizons tomba cependant en cendres. Une perte qui n'était pas irrémédiable, mais qui secoua l'empire foncier que Donald avait patiemment bâti des années durant. Après l'incendie, il y eut un deuxième avertissement : un enclos fut ouvert ; des chevaux de toute beauté qui, après avoir été débourrés, se seraient chèrement vendus, retrouvèrent ainsi la liberté. Nouvelle perte. Puis il y eut une légère intoxication des vaqueros à son service. On ne sut si leur nourriture avait été sciemment empoisonnée ou si un manque d'hygiène en était cause. Donald, lui, avait dès lors compris à quoi s'en tenir et devenait très nerveux. Le moindre incident le mettait dans une colère noire. Sa veine jugulaire semblait alors monstrueusement gonflée. On craignait pour sa santé.
La mort de Phil était survenue trois mois plus tôt. Le nom de son assassin était connu : Mad. Mad ! Cette femme était folle à lier ! Si Donald avait cru quelque temps que Mad était une ancienne maîtresse de Phil qui s'était vengée d'avoir été abandonnée, mise en cloque peut-être, ce scénario ne tenait plus la route à présent qu'elle s'en prenait à lui. Pourtant, il avait beau fouiller sa mémoire, il ne connaissait pas cette Mad qui s'acharnait sur lui et sur ses biens. Lorsqu'il tomba raide mort devant les portes du saloon, il n'avait toujours rien compris.
On supposait que Donald O'Neill avait consigné dans un registre les transactions frauduleuses qu'il menait. Un document essentiel qui pouvait prouver devant la justice que la fortune du défunt était en partie le résultat de contrats falsifiés, d'avantages obtenus grâce à des pots-de-vin et du soutien de quelques malfrats qui terrorisaient la population. Le registre aurait été brûlé par Nelly, sa veuve. Une bonne, qui accepta de parler contre l'assurance d'une place les gages seraient plus élevés, jura que son ancienne maîtresse, dès l'annonce de la mort de son mari, s'était empressée de demander que l'on fît du feu, alors même que la température extérieure ne le nécessitait nullement. Était-ce réellement pour brûler des documents ou Nelly O'Neill avait-elle ressenti dans ses membres le froid de la mort qui venait d'emporter son époux ? Nelly se remaria cinq mois plus tard et quitta la région. Personne ne sut le fin mot de cette histoire.

Round 3, William Bullogh.
Will le joueur était sûr de sa force, sûr de son pouvoir. Une femme, le menacer ? Lorsqu'il reçut un avertissement de Mad, il éclata d'un rire sinistre et déclara qu'il ferait la peau à cette gueuse. Il partit ainsi à sa recherche, au petit matin, sur son cheval, seul, avec deux colts à la ceinture. La traque dura des semaines.
On raconta que les deux ennemis se confrontèrent une première fois et qu'il en fallut de peu que Mad n'y perdît la vie. Blessée, acculée contre des rochers, elle attendait la mise à mort, mais Will, fidèle au surnom qu'on lui avait attribué, aima faire durer le jeu et observer la peur gagner sa proie. Mad ne fut sauvée que par un orage aussi imprévisible que violent. Un éclair traversa le ciel, puis la foudre tomba à quelques mètres de Will. Le cheval se cabra et prit le galop. Will, encore en selle, ne put le contrôler. Mad en profita pour s'enfuir.
La chance avait été de son côté. Pour survivre cependant, il fallait plus que de la chance : ruse et habileté étaient primordiales. L'un des deux antagonistes sortirait du duel suivant les pieds devant. La traque reprit. Mad ne contrôlait plus la situation, loin des conseils avisés de La Trouée, face à cet adversaire imprévisible. La patronne du bordel, qui avait tant travaillé les plans d'attaque précédemment, lui faisait cruellement défaut. Will, de son côté, n'hésitait pas à prendre de grands risques : il sortait à découvert pour gagner du temps, couper court à travers la plaine pour rejoindre l'endroit où, lui avait-on glissé, Mad devait se terrer. Il payait le moindre renseignement et beaucoup de pauvres hères lui servirent ainsi d'indics. Lors de leur ultime confrontation, Will, trop sûr de son succès, commit une erreur irréparable. Mad tira. William Bullogh fut retrouvé mort. Il n'avait pas même eu le temps de dégainer son arme.


VII

La veille de l'exécution, j'écoutais Mad terminer le récit de sa vie.
« Je n'ai pu finir la tâche qui était mienne, conclut-elle. Dr Simon, cet homme abject, coule une vie douce et heureuse. Il est craint et respecté. Rien ne semble pouvoir souiller son apparente honorabilité. Or, cette ordure ne mérite pas de vivre. »
Je quittai le cachot, bouleversé. Les dernières paroles de Mad résonnaient dans ma tête. Pouvait-on, comme l'avait choisi Mad, faire justice soi-même ? N'était-ce pas un blasphème de juger soi-même du bien et du mal ? La Bible nous enseignait pourtant ce qui arriva aux hommes orgueilleux qui construisirent la tour de Babel, dans le but de se hausser jusqu'au Ciel pour devenir les égaux de Dieu. Se venger au lieu d'attendre le Jugement dernier, cela avait-il un sens ? Était-ce légitime ?
La nuit fut brève. L'aube chassa les ténèbres. C'était le jour de l'exécution.
Un échafaud de planches attendait la condamnée au soleil de midi et la foule se massa dès le milieu de la matinée pour assister au plus près à ce spectacle. Au premier rang se trouvait Bill le fâché que tous considéraient comme un héros. Lorsque Mad approcha, encordée, conduite par un militaire, quelques personnes crachèrent à son passage. Quel triste sort, pauvre Madeleine ! Que Dieu Tout Puissant et que Jésus, Son Fils, Notre Seigneur, pardonnassent ses péchés et accueillissent dans le Royaume des Cieux cette pauvresse, dont le cœur n'était dévoyé que par le souffle de la vengeance ! Je joignis les mains et me recueillis. Autour de moi, la foule grondait. Un grommellement sourd d'où s'échappaient par moments des bordées d'injures. Quelle triste représentation de la nature humaine !
Mad était arrivée sur l'estrade. La corde fut passée autour de son cou gracile. Elle ne semblait déjà plus vivre, pâle, exsangue même, muette, immobile, le regard perdu dans un lointain inaccessible. On actionna une trappe. Ses pieds ne touchèrent plus sol. L'instinct de survie la fit s'agiter, se tordre et agripper la corde qui l'enserrait. Mais la mort était inéluctable. Comme une marionnette, le corps de la jeune femme se balançait au rythme imprimé par la corde. C'était une danse langoureuse que menait la faucheuse. Le nœud coulant fit son office. À l'orée de la mort, le visage de Mad devint verdâtre et grimaçant, aussi hideux qu'une représentation du diable imprimée sur un livre de prières qui me terrorisait dans mon enfance. Une figure du diable aux yeux exorbités et à la langue pendante, dont la bouche entrouverte avait laissé couler de la bave sur le menton. Je ne supportai pas davantage cette vision de cauchemar ; je pris le parti de rejoindre le temple et d'y poursuivre ma prière. C'était tout ce que je pouvais encore faire pour elle...

Sur le chemin du retour, une agitation inhabituelle me fit approcher de la demeure du Dr Simon. Des gens couraient, s'interpellaient. Des voisins s'assemblaient et commentaient tous en même temps. On peinait à se comprendre dans cet indescriptible brouhaha. Lorsqu'un homme de la maison me vit, il s'écria :
Pasteur, vous tombez bien ! Venez vite ! Nous étions à votre recherche !
Dr Simon était mourant, ainsi qu'on me l'apprit au moment je passai le pas de la porte. Il déjeunait paisiblement, seul, comme à son habitude. Il se trouvait en pleine santé et mangeait avec appétit. Soudain, il fut pris de mouvements spasmodiques. Son corps gesticulait, comme pris d'une danse de Saint-Guy, comme si un démon l'habitait. Ses gens, alertés par le fracas d'une chaise tombée à terre, s'étaient rassemblés dans la pièce. Effrayés par ses gestes saccadés, ils n'osèrent pas l'approcher de trop près et se signèrent. Un homme à l'esprit pragmatique, pensant davantage à une crise épileptique qu'à une possession d'un démon, courut chercher le médecin. On partit aussi à ma recherche, tant l'affaire semblait surnaturelle : le secours de la religion semblait nécessaire. Après ces étranges mouvements, la respiration du Dr Simon se fit rare. Il porta les mains à son cou comme si un objet entravait son souffle. Ses gens le transportèrent de toute urgence dans sa chambre. On ouvrit le col empesé qui le gênait, on fit entrer par les fenêtres l'air dont il manquait. Le médecin, arrivé sur les lieux, vérifia qu'aucun aliment n'avait fait fausse route. L'agitation des membres s'était calmée. Cela n'augurait en réalité rien de bon, car l'état du malade empira rapidement. Lorsque j'arrivai à mon tour sur les lieux, le Dr Simon expira. Ayant monté quatre à quatre l'escalier, je me postai devant sa chambre ouverte. Le mort était allongé sur son lit. Sur ses traits convulsés, il me sembla revoir l'hideuse grimace de la pendue.

La mort de Dr Simon demeura inexpliquée pour le médecin. Les symptômes ne correspondaient pas à un empoisonnement. Rien ne laissait présager une santé déficiente : au contraire, puisque le Dr Simon paraissait particulièrement enjoué depuis l'arrestation de Mad, dont il avait suivi auparavant les péripéties avec une anxiété visible. Aussi surprenant qu'il y parût, on conclut donc, pour apaiser les craintes, à une mort naturelle. Quant à moi, fort de mes observations et de mes déductions, je ne pus mettre en doute que la Providence avait parachevé la mission que Mad s'était fixée. Je compris ainsi que la jeune femme n'avait été, depuis le commencement de son œuvre vengeresse, que l'exécutrice de la volonté divine. Le bras de Dieu.

Épilogue

Je restai suffisamment longtemps à C*** pour marier Bill le fâché et Betsy la couturière. Le mariage adoucit les mœurs de Bill, il le rendit moins fanfaron et moins dépensier. Sa femme, travailleuse, mais surtout économe, ne le laissa plus boire son argent. Le ménage fut, sembla-t-il, heureux.
La Trouée pleura la jeune Mad. Elle ne fut jamais inquiétée par les autorités, car tous ignoraient sa participation à la vengeance de sa protégée. Elle finit par conséquent sa vie dans son bordel, au milieu de ses filles qui lui vouaient une réelle affection. À sa mort, ces dernières reprirent à leur compte l'établissement, qui fonctionna sous leur autorité commune. On ne vit jamais pareille chose ailleurs ! Elles employèrent un jeune Adonis pour suppléer le pianiste vieillissant. On ne reconnaissait pas au jeune homme de talent musical, mais il semblait apprécié pour d'autres qualités. Au fil du temps, j'avais appris à tolérer ces étranges accouplements humains : s'ils existaient, n'était-ce pas à la volonté de Dieu elle-même, puisqu'Il aurait eu tout loisir de ne plus autoriser de telles pratiques après la destruction de la ville maudite ? Ces êtres sodomites n'étaient-ils pas créés pour éprouver les hommes et les enjoindre à devenir tolérants envers leur prochain ? Cette opinion que j'avais professée lors d'un sermon attira sur moi les foudres de quelques figures bien-pensantes. Je fus remplacé dans ma charge.
Ma propre vie prit ensuite un tournant inattendu. Je cherchai comment servir mon prochain, lorsque je croisai la route d'un gamin des rues, voleur à la petite semaine. Le garçon que j'aurais pu être moi-même sans la présence aimante de ma mère. Je trouvai alors un nouveau sens à ma vie : ce garçon, Thomas, fut le premier enfant dont je pris en charge l'éducation, en plus de lui fournir le gîte et le couvert. Il y eut ainsi, de rencontre en rencontre, d'autres enfants, filles et garçons, et la conséquence logique fut que j'ouvris un orphelinat. Une jeune dame, Margaret Indeed, rejoignit l'établissement en tant qu'institutrice pour jeunes filles et devint, grâce à Dieu, mon épouse.
Simple concours de circonstances diraient certains, justice divine pensai-je pour ma part, l'orphelinat auquel je consacrai le restant de ma vie fut bâti sur les terres qui autrefois avaient appartenu à Mary Molly, la bienfaitrice de Mad.