Contrairement au texte Une première, envoyé pour le même appel à textes, je ne suis pas vraiment satisfaite de ce texte-ci, Ma Gouailleuse. Il est plus fleur bleue, plus naïf aussi. Caricatural. Et puis le moment précis où tout se dévoile est difficile à écrire ou même à me représenter. J'use de chutes et d'évanouissements dans plusieurs textes, ce n'est pas un procédé dont je suis fière, non vraiment, ce n'est pas bon. Après vous avoir dissuadé de lire cette petite histoire, je vous la place ici quand même.
On
fêtait l’anniversaire de Sandra devant un gâteau crémeux et une
bougie qui en représentait à elle seule 32, quand Julie, délaissant
le tour badin de notre conversation, suggéra de mettre notre amitié,
nos talents et nos énergies en commun pour une cause.
— Trois
gouines ensemble : ça va déménager ! On pourrait
constituer une association !
Sandra
s’impliquait déjà au planning familial. Julie, la plus sociable
de nous trois, une communicante née, rédigeait des articles sur un
blog collaboratif. Quant à moi, je donnais des cours d’autodéfense
à des adolescentes. Nos occupations, projets différaient, mais un
même désir de changement sociétal nous animait.
— Ras
la casquette de ne pas avoir les mêmes droits que les autres meufs !
s’exclama Sandra, très remontée contre la législation qui lui
interdisait d’exister en tant que parent du bébé de sa compagne.
— Sans
compter qu’en tant que femmes, la discrimination est aussi présente
dans nos boulots, nos salaires. Et l’écœurant paternalisme dont
on fait preuve à notre égard !
J’ajoutais,
amère, le sort qui nous était réservé lorsqu’on avait l’audace
de se promener seule à la nuit tombante.
Sandra
et Julie m’entourèrent de leurs bras. J’avais subi une
agression, cinq ans plus tôt. Jamais ce souvenir ne s’effacerait
de ma mémoire. Après avoir pris moi-même des cours d’autodéfense
et commencé l’apprentissage du karaté, je m’étais rapprochée
d’une MJC pour proposer des stages d’autodéfense auprès
d'adolescentes. Qu’elles au moins échappent un jour à ce que je
n’ai pu éviter !
— Les
filles, déclara Julie, l’heure est grave !
Il
était plus de minuit. Après un dîner composé de salades et de
sushis, servis avec un excellent vin blanc, le gâteau avait été
arrosé de champagne. Nous étions repues, légèrement ivres et
surtout fatiguées. Aussi, après que Julie avait scellé notre
accord pour la création d’une association en trinquant,
j’escomptais pouvoir rejoindre le canapé sur lequel Sandra avait
installé un sac de couchage. Julie venait cependant de réclamer
notre attention et un minimum de réflexion. Elle voulait trouver
immédiatement un nom à notre association, afin que notre projet
prît réellement forme.
— La
barbe, Julie ! Tu crois qu’on est capables de réfléchir à
cette heure-ci ?
— « La
barbe », c’est déjà pris par une asso féministe, répliqua
Julie.
— C’est
pas ce que je disais. Tu m’embrouilles !
Sandra
vint à ma rescousse.
— Et
« les gouailleuses », t’en penses quoi ? Vu la
tienne, de gouaille, ça devrait le faire.
— Pourquoi
pas. On vote ?
Trois
doigts levés, le nom était choisi. Je me laissai tomber sur le
canapé. Sandra regagna sa chambre, qu’elle occupait seule pendant
que Samantha rendait visite à ses parents avec le bébé, et Julie
son appartement, situé deux étages plus haut.
— Demain
sera un autre jour, conclus-je alors qu’il n’y avait plus
personne pour m’écouter.
Julie
se chargea de rédiger des statuts, approuvés à l’unanimité, et
de remplir les différents documents destinés à la préfecture.
Notre association, née d’une simple idée lancée entre deux
tranches de dessert, prit forme. « Association de défense des
droits des femmes lesbiennes », la formulation était pompeuse,
vu qu’on n’était que trois et qu’il restait tout à faire, y
compris délimiter précisément quel serait notre champ d’action.
— La
ville peut nous prêter une salle, il suffit d’en faire la demande.
Je propose qu’on crée un rendez-vous mensuel pour que chacune
puisse exposer ses tracas, trouver du réconfort et surtout des
solutions en étant épaulée par les autres.
C’est
ainsi que naquirent « les rendez-vous des gouailleuses ».
Après le semi-échec de la première réunion à laquelle deux
filles seulement s’étaient présentées, nous lançâmes une
campagne d’affichage. Julie se chargea d’alerter son réseau et
mit une annonce en ligne sur Indymédia. Le mois suivant, nous
disposâmes une dizaine de chaises en cercle. Nous dûmes en ajouter.
Le rendez-vous fut reconduit ainsi de mois en mois.
Les
motifs de participation étaient divers. Certaines femmes venaient
pour ne pas se sentir seules, tout simplement. D'autres pour poser
leurs questions. D’autres encore pour apporter leur aide dans leur
domaine de compétence : une avocate fut considérée comme
notre experte en problèmes juridiques, j’expliquai pour ma part
des gestes faciles à réaliser en cas d’agression, Sandra soignait
les peines de cœur. Nous étions quinze environ à chaque
rendez-vous, souvent les mêmes, si bien que nous apprîmes à nous
connaître et à nous apprécier. Nous avions toutes petits soucis ou
grands tracas. Notre force, c’était le groupe, sa synergie et
l’affection que nous nous portions.
Au
bout de six mois, nous commençâmes à faire parler de nous en
dehors de la communauté lgbt : un encart qui mentionnait nos
activités fut glissé dans le périodique municipal. Ces quelques
lignes alertèrent un quotidien régional. Une journaliste souhaita
nous rencontrer pour discuter de nos actions et assister à l’un de
nos rendez-vous mensuels. Comme le prochain n’était fixé qu’une
quinzaine de jours plus tard, nous décidâmes de parler d’abord
avec elle : cela nous permettrait de jauger de son sérieux et,
si nous n’étions pas satisfaites de son attitude, de la tenir
éloignée de nos réunions. Il fallait se méfier, nous répétait
Julie. Combien de propos la presse détourne-t-elle pour créer de
stupides polémiques ?
À
notre proposition de rencontre, la journaliste – il était heureux
que le journal n’eût pas dépêché un mec ! - répondit par
une date. Cela tombait mal pour Julie, contrainte d’effectuer un
stage en région parisienne. Sandra grimaça. Avec un enfant à
charge, elle ne pouvait pas disposer de son temps comme elle le
souhaitait.
— Bah,
ne vous inquiétez pas ! Je suis libre, je peux la voir seule et
je vous ferai un rapport. Nous déciderons ensemble de la suite à
donner.
C’est
ainsi que je devins pour cette entrevue porte-parole de
l’association. Bienheureuse idée qui me fit réserver la même
salle que celle de nos rendez-vous mensuels ! Notre isolement
facilita nos premiers échanges amoureux...
Je
vais trop vite, bien sûr, tant il me tarde d’arriver à nos
premiers baisers, à nos premières caresses ! Élise – à sa
demande, je l’appelai immédiatement par son prénom - n’était,
en entrant dans cette pièce, qu’une journaliste curieuse de nous
connaître. Or, si le journal l’avait envoyée nous rencontrer,
c’était parce qu’elle avait insisté pour se charger de cet
article. Elle me l’indiqua d’entrée de jeu. De questionnée, je
devins rapidement questionneuse. Pourquoi s’intéressait-elle
particulièrement à nous ? Étonnamment, Élise me déballa
alors tout en vrac : sa vie, ses doutes, ses essais pour faire
comme tout le monde, autrement dit, comme les hétéros, les mecs qui
la dégoûtaient d’eux et d’elle-même, ses coups de cœur et ses
déceptions, et surtout l’irrésistible attrait qu’elle
ressentait pour les femmes. Pour certaines en particulier,
précisa-t-elle.
Quelle
curieuse interview faisions-nous là ! Plus son visage
s’animait, illuminé par la joie, assombri par la tristesse, plus
je pris plaisir à la contempler. Lorsqu’elle évoqua celles qui
lui plaisaient, je sentis le pique de la jalousie. C’était idiot :
nous ne nous connaissions pas et je m’étais déjà entichée
d’elle. Il fallut cependant le concours du destin pour nous
rapprocher. Ou alors, mais je ne l’appris que le lendemain, un
petit coup de pouce au destin que donna Élise en feignant de
s’évanouir.
J’avais
suivi une formation aux premiers secours. Je sus réagir. Après
avoir allongé Élise, avoir relevé ses jambes, mon cœur qui
s’emballait me conseilla le bouche-à-bouche. La victime, en pleine
possession de son pouvoir de séduction, me sourit et approcha
elle-même ses lèvres des miennes. Elle se sentait « totalement
in love »
depuis son entrée dans la salle, m’avoua-t-elle durant les trois
jours suivants d’un long week-end de baisers, de sexe et de secrets
chuchotés entre deux soupirs de plaisir.
— Cela
t’arrive souvent de simuler un malaise ?
— Plus
depuis le lycée… J’évitais des devoirs sur table quand je ne
maîtrisais pas la matière… J’étais experte dans cet art…
— Et
là, si je te travaille de la langue, tu simuleras un orgasme ou ce
sera réel ?
— Essaie,
je te dirai.
Il
ne m’en fallut pas davantage pour placer ma tête entre ses
cuisses. Son clitoris était un peu plus long que la moyenne.
— On
raconte que ce n’est pas la taille qui compte, s’amusa-t-elle.
Arrête de parler, ta langue a mieux à faire !
Quand
les frémissements de son corps m’annoncèrent que j’approchai du
but, j’enfonçai deux doigts entre ses lèvres ouvertes. Ma chérie
se crispa, intensifia ses gémissements et fut secouée de spasmes.
— Pas
mal du tout ! souffla-t-elle, avec son regard de sainte en
extase.
Deux
jours et demi plus tard, nous avions essayé toutes les positions du
Kama Sûtra que nous connaissions. Que nous restait-il à tenter ?
— La
création d’un journal à nous.
— Nous ?
— Oui,
les lesbiennes.
Elle
me fit un clin d’œil. Première fois qu’elle prononçait le
terme en ma présence, première fois qu’elle se déclarait telle.
— Tu
m’as bien dit que Julie écrivait des articles ?
— Oui,
mais pour des sites Internet, pas pour la presse papier…
— Et
alors ? L’exercice est le même ! Et pour la presse, j’ai
un point d’ancrage, je m’en sortirai. L’association, ses
réunions, c’est bien, mais pourquoi ne pas aller plus loin ?
Je vous aiderai. On pourrait intituler ce journal La
Gouailleuse.
— Faudra
que j’en parle aux autres, mais l’idée me plaît… Surtout si
tu y participes…
Nouveau
clin d’œil de sa part. Elle ne comptait pas disparaître de ma
vie, j'en étais soulagée.
— J’y
pense seulement maintenant ! Les cop’ ! Je ne leur ai
même pas téléphoné ! Elles doivent se demander ce que je
fais !
Mon
téléphone, à court de batterie, était enfoui au fond de mon sac.
Élise me tendit le sien.
— Invite-les
ici, il me tarde de m’afficher à ton bras.
— Seulement
à mon bras ?
Elle
m'embrassa pour toute réponse.