Ce conte légèrement érotique a fait l'objet d'une publication aux éditions Artalys, dans le recueil collectif Fantastiques Amours. Je l'avais écrit sous le nom de Lily Dufresne.
Récemment, j'ai demandé à Serge Papillon, l'éditeur, si je pouvais en proposer une auto-publication gratuite et il a accepté. Il me semble préférable, vu que personne ne semble plus lire ce recueil, de gagner quelques lecteurs de cette manière plutôt que de voir ce texte tomber dans les oubliettes.
La Nonne rouge peut surprendre : ce n'est pas le genre de texte que j'ai coutume d'écrire, il est - comment dire ? - mainstream ? lisse ? Mais au fond, pourquoi de temps en temps ne pas lire ou écrire un texte de ce genre ? Rien ne l'interdit...
Compte tenu de sa longueur qui rend sa lecture difficile sur ce blog, je vous propose si vous le souhaitez de télécharger son format PDF (en espérant que cela fonctionne sans souci). Mais vous pouvez également si le cœur vous en dit lire La Nonne rouge ici-même.
1
On
colportait les rumeurs les plus folles sur la forêt d’Hérylion.
On disait que les arbres étouffaient leurs proies avec leurs racines
sorties de terre, agiles comme des tentacules, et qu’ils
enterraient leurs victimes afin de se repaître de leur chair. On
racontait que les bruits des feuilles des grands chênes, frottées
les unes contre les autres, produisaient des ultra-sons qui
détruisaient les synapses humaines. Combien de légendes
étaient-elles fondées ? Combien naissaient de l'imagination
des conteurs ? Les épreuves que promettait cette forêt magique
changeaient au gré des époques et des récits horrifiques que
psalmodiaient les griots, ravis de trouver dans les peurs de leur
auditoire de quoi alimenter leurs spectacles et gagner leur pitance.
« Écoutez
le récit de l'intrépide Hilgo, chevalier armé d'une lance capable
de tuer tous ses adversaires, qui s'enfonça dans la forêt
d'Hérylion et y demeura prisonnier à jamais », disait l'un.
« Oyez,
oyez l'histoire de l'elfe d'Hérylion qui se change en démon la nuit
venue et extermine tout être vivant sur son passage »,
racontait l'autre.
Le
seul point commun de ces récits extravagants était la récompense
dont serait couvert l'homme assez fort, brave et rusé pour venir à
bout de la traversée de la forêt. Tous convergeaient : en
lisière, de l'autre côté de la terre habitée, vivait une jeune
femme belle et incroyablement riche. Sa demeure était d'or, ses
habits incrustés de rubis. Sa chevelure était plus noire que la
nuit tandis que son visage étincelait comme une étoile. Son amour
garantissait à celui qui le gagnait gloire et richesse. Bien plus
encore : l'immortalité. Les ans passaient sans flétrir la
beauté de la noble dame, née il y a de cela plusieurs siècles. À
celui qui s'unirait charnellement à elle serait transmis ce
merveilleux pouvoir.
Beaucoup
furent tentés, beaucoup essayèrent. Les griots chantèrent leur
geste. Aussi loin que remontât cette légende, des hommes
disparurent dans l'obscurité terrifiante de la forêt. Le sang
qu'ils versaient tout autant que les parures de rubis qui ornaient
les vêtements de la dame (les hommes fous de désir pour la belle
immortelle imaginaient parfois qu'elle portait les pierres précieuses
à même la peau), la firent appeler « la princesse rouge ».
Un autre nom, plus fréquemment utilisé encore, était « la
nonne rouge ». Nonne, car elle vivait seule, recluse, sans mâle
pour pénétrer ses chairs.
Des
poètes récitaient la magnificence de la nonne rouge et, lorsque les
chastes oreilles ne pouvaient l'entendre, les attraits charnels de la
noble dame. Sa peau laiteuse et douce. Sa chevelure noire qui
fouettait ses fesses à chaque mouvement de hanches. Son pied menu et
gracieux. Ses seins opulents terminés par des mamelons rouges comme
les baies les plus vives et aussi goûteux que celles-ci. Son
bas-ventre aux boucles soyeuses. Son antre secret si fermé que le
vit le plus mince s'y sentirait étroitement serré, amoureusement
pressé par la matrice. Un océan de délices attendait l'homme qui
caresserait le corps tendre, embrasserait les lèvres charnues,
pourfendrait l'hymen, faisant ainsi sienne cette remarquable beauté,
et laisserait s'écouler sa semence dans la grotte du plaisir.
À
cette évocation, les pals vigoureux prenaient dans les braies des
pauvres comme des riches un relief neuf. Jamais ces pals n'avaient
été autant bandés. Jamais ces hommes ne banderaient davantage pour
une femme. Les esprits s'échauffaient, les cœurs s'enflammaient.
Outre la gloire, l'honneur, la richesse, la vie éternelle, il y
avait la Femme, la divine nonne rouge au corps de braise. Elle était
vierge, et pourtant savante dans l'art amoureux. Nulle caresse du pal
ne lui était inconnue. Celui qui la chevaucherait serait mille fois
bienheureux. On pouvait alerter ces hommes,
les prévenir des dangers encourus ; ils n'en avaient cure.
Envoûtés par le récit
des charmes de la nonne, ils cessaient de boire et de manger, se
consumaient d'amour et de désir, jusqu'au jour fatal où ils
s'engageaient dans la forêt. Les mères pleuraient, les sœurs
arrachaient leurs cheveux. Toutes se prosternaient au temple devant
la statue d'Ichwab et priaient pour le salut de leur frère ou de
leur fils. Ichwab, impassible, dédaignait les prières. La forêt
magique dévorait l'homme assez fou pour s'y aventurer.
2
En
l'an 634 de l'ère Puîmkeeing, le royaume d'Achtram fut décimé par
une peste. Les bubons grossissaient dans les entrailles des malades
avant d'écouler leur pus noir dans les urines, le sperme, la salive
et la sueur. Les mâles seuls étaient touchés, hommes en pleine
possession de leur force, vieillards, enfants et nouveau-nés, sans
distinction. Lorsque la peste cessa, pour s'abattre sur d'autres
territoires aussi rapidement qu'elle était précédemment venue,
elle laissa aux familles quelques agonisants et très peu de
rescapés. L'avenir du peuple achtramien n'était plus assuré. Les
prêtres du culte d'Ichwab, le tout puissant dieu de la création qui
régit la vie et la mort, se consultèrent. Miraculeusement épargnés
grâce à leur autarcie, les prêtres ne pouvaient faire fi du
devenir du royaume auquel ils devaient leur pouvoir sur les
consciences. Ils abolirent alors les liens du mariage. Tout homme en
pleine possession de ses attributs sexuels devait féconder autant de
femmes qu'il le pouvait. Les femmes dressèrent elles-mêmes ce que
l'on nomma des « tentes d'amour ». Sous les pans de
toiles était érigé un large lit où trois à quatre personnes
pouvaient s'allonger à loisir. Sous chaque tente, un homme habitait.
Les femmes du royaume se rendaient, tour à tour, auprès de lui pour
être engrossées. Elles venaient chaque jour de leur période
féconde et réitéraient leurs visites si leurs saignements
mettaient fin à l'espoir d'avoir rapidement un enfant. Les hommes au
phallus toujours dur devenaient des héros pour la population. On les
entretenait. On leur servait à boire et à manger. On leur préparait
des potions pour accroître l'épaisseur de leur sperme, l'épaisseur
étant, selon une croyance ancrée dans les esprits, gage des vertus
dont seraient pourvus les êtres à naître.
Parmi
les heureux locataires des tentes d'amour, il y avait Frélon, un
homme trapu qui n'avait pu trouver femme avant la survenue de la
peste, pour cause d'une infirmité à la jambe gauche. À
présent que les femmes se pressaient devant la tenture qui fermait
la chambre, il était fier. Pour entretenir la raideur de son sexe,
il gardait en permanence une bouche à sa portée. Il faisait ainsi
entrer non pas une, mais deux candidates dans la tente. Mollement
allongé sur la couche, il attendait que les succions de la première
ravivent les ardeurs de son outil avant d'empaler la seconde. Après
des va-et-vient de plus en plus rapides, la semence était projetée
au fond de la matrice et la femme s'éloignait à petits pas tout en
saluant bien bas l'homme qui avait béni ses entrailles. Une autre
femme entrait alors. Elle s'agenouillait et prenait entre ses lèvres
le sceptre languissant, le ranimait avec ferveur et l'abandonnait
ensuite à celle qui l'avait précédée. L'heureuse élue se
positionnait à son tour à quatre pattes avant d'être saillie par
le pal à nouveau prêt à fonctionner.
Grignelin,
autre habitant d'une tente, était réputé pour la durée et la
qualité de ses coïts. Les femmes en étaient folles, mais devaient
patienter si longtemps devant l'entrée de toile que plusieurs, de
dépit, renonçaient à devenir mère avec celui-là. Grignelin était
de haute stature. Son visage aux rides creusées démontrait qu'il
était mature. Au royaume d'Achtram, les hommes qui avaient passé
cinquante années étaient les plus courus, même avant la peste. On
disait d'un homme qui avait franchi les deux tiers de sa vie qu'il
promettait d'avoir les rejetons les plus vaillants. Grignelin ne
recevait qu'une femme par jour, mais quel honneur il lui faisait !
Il la déshabillait toute, l'enduisait de crème aux parfums suaves,
jusqu'à l'intérieur de l'orifice où sa verge s'aventurerait. Il
frottait ainsi les parois de ses doigts oints, suscitait un plaisir
souvent inconnu de ces femmes, un plaisir tel qu'il les faisait
pleurer et rire à la fois, gémir, crier et fondre comme un glaçon
sur le feu. Un liquide transparent, pur comme une eau, ruisselait
alors entre leurs lèvres intimes. Grignelin y portait la bouche,
arguant que ce breuvage décuplerait ses ardeurs pendant la
copulation. Elles le laissaient faire, pantelantes, sûres d'être
mères, heureuses d'être femmes entre ses mains si expertes.
Frélon,
malgré son sort enviable, la nourriture exquise qu'il mangeait, les
femmes qui s'empressaient devant sa tente, prit ombrage de la
réputation grandissante de Grignelin. On le disait excellent amant,
alors que jamais femme ne fit le moindre compliment sur ses propres
performances. Quand une énième louange de son rival lui parvint, ce
fut plus qu'il ne put en supporter. Il décida d'agir. Pour cela, il
se rendit au temple et demanda audience aux prêtres. Agenouillé
devant les représentants du pouvoir, Frélon expliqua que Grignelin
ne respectait pas les règles qui avaient été édictées en vue de
sauver la lignée du peuple d'Achtram. Grignelin refusait de recevoir
plus d'une femme par jour. Et, plus infamant encore, il négligeait
sa mission en privilégiant des pratiques non conformes, en
conduisant les femmes au plaisir de manière éhontée. Les prêtres
ne purent établir un verdict sans mener une enquête préalable.
Frélon fut donc congédié. Yourel, un nain au service de la police
secrète, fut ensuite envoyé auprès de la tente de Grignelin.
Deux
jours plus tard, il vint faire son rapport. Ce dernier était
accablant. Des femmes gémissaient, criaient. Grignelin utilisait ses
doigts et sa langue, au lieu de l'outil procréatif. La sentence
tomba : Grignelin était indigne de demeurer au royaume
d'Achtram ; il serait exilé. Et, pour que la peine soit
exemplaire, le condamné serait abandonné dans la forêt d'Hérylion.
3
Grignelin
ne put se défendre, tant Frélon s'était agité pour obtenir
satisfaction. Le nain Yourel avait constaté de ses propres yeux les
méfaits du résidant de la tente d'amour. Une fois la sentence
prononcée, le condamné eut quelques heures pour faire ses adieux. À
l'aurore, on le conduisit devant la forêt magique. Grignelin s'y
rendit d'un pas égal. Lorsque le prêtre Thodxi lui demanda quelle
arme il souhaitait emporter avec lui, car il aurait été inhumain de
laisser un être sans défense dans la forêt hostile, Grignelin
soutint le regard du grand homme et d'une voix ferme affirma qu'il
n'en emporterait pas. Sa besace, avec les objets qu'elle contenait,
lui suffisait.
Un
murmure parcourut l'assemblée des femmes venues assister aux
derniers instants de l'homme qui avait tant pris soin d'elles.
Comment Grignelin comptait-il se défendre contre les pièges, les
maléfices et les monstres qui hantaient la forêt ? Était-il
devenu fou ? Souhaitait-il mourir ? Quelques femmes,
touchées par la prestance de cet homme, par sa bravoure,
s'évanouirent. D'autres se lamentèrent. Une plainte s'éleva,
lancinante. Pour abréger la cérémonie et parce qu'il craignait une
émeute des femmes, le prêtre Thodxi ordonna immédiatement aux
archers de conduire Grignelin jusqu'à l'orée d'Hérylion. La troupe
s'éloigna. Quelques minutes plus tard, les archers revinrent,
affirmant que l'exilé avait franchi la frontière entre le monde
habitable et le monde hostile. C'en était fini de Grignelin. Le
cortège des prêtres, suivi par les femmes qui se lamentaient, s'en
retourna.
Grignelin
était seul. Il n'avait avancé que de quelques pas, mais il savait
qu'il lui serait impossible de revenir en arrière. La forêt
conserve les humains qui passent son seuil. L'exilé prit une
profonde respiration et leva la tête pour tenter d'apercevoir le
ciel. Les cimes étaient si hautes, les arbres si pressés les uns
contre les autres, que Grignelin ne distingua que de faibles rayons
de lumière. La forêt était trop dense, l'obscurité y régnait.
Grignelin chercha à ses pieds des branches sèches, les attacha avec
une sorte de liane, sortit de la poche de son paletot un ustensile
d'acier et plaça le curieux objet contre le bois. Des flammes
surgirent à leur extrémité. La torche ainsi créée permettrait au
condamné d'avancer sans trébucher sur les racines noueuses et de
prévenir tout danger venu de loups affamés ou de toutes bêtes,
quelles qu'elles soient, qui erreraient en quête d'une proie. La
lumière diffusée par la torche était faible. On ne voyait qu'à
quelques pas. Grignelin prit soin de confectionner, avant de
poursuivre son chemin, des réserves de branchages ligaturées pour
remplacer la torche dès qu'elle viendrait à s'éteindre.
Où
se rendait-il ? Pourquoi prenait-il telle direction plutôt
qu'une autre ? Il n'aurait vraisemblablement pas su répondre
lui-même. L'instinct le guidait vers le plus profond de la forêt.
Il marcha donc, longuement. Quelques heures plus tard, Grignelin se
rendit compte que le bois, au lieu de s'épaissir encore,
s'éclaircissait de plus en plus. Il ne fut ainsi pas surpris de
voir, après un nouveau temps de marche, une clairière. Le ciel
apparaissait enfin au-dessus de sa tête. Il faisait nuit. Les
étoiles, nombreuses, encerclaient de leur lumière douce la lune,
ronde et blanche. Grignelin décida de se reposer contre un tronc si
large que l'arbre, imposant, devait être centenaire. Il sortit de sa
besace une cape qui avait connu des jours meilleurs et l'étendit sur
le sol. Il ressembla ensuite divers morceaux de bois pour alimenter
un feu de camp. Il s'allongea ;le sommeil le terrassa aussitôt.
Ce
sommeil fut peuplé de rêves dont Grignelin garda un souvenir flou à
son réveil. Une ombre menaçante flottait au-dessus de lui
lorsqu'une ombre lumineuse - était-ce possible ? Grignelin
songea que les rêves apportaient de bien étranges visions ! -
prit une position médiane qui lui assura protection. À son lever,
son estomac lui fit cruellement sentir qu'il n'avait rien mangé
depuis la veille au matin. La faim ne l'avait jusqu'alors pas
tourmenté et c'était sans y penser qu'il s'était endormi. Quelle
nourriture pouvait-il espérer dénicher dans la forêt ?
Grignelin s'approcha des arbustes qui bordaient la clairière. Des
mûres, des framboises y avaient poussé en grand nombre. Il mangea
une petite quantité de fruits et s'en trouva immédiatement
rassasié. Il en ramassa d'autres, les enveloppa dans la cape qui lui
avait servi de couche et les rangea dans son sac. Si quelques baies
le rassasiaient, alors sa récolte lui permettrait de tenir plusieurs
jours ! Il ne lui manquait plus qu'à chercher de l'eau.
À
peine avait-il émis cette pensée qu'un doux murmure se fit
entendre. Un cours d'eau ! Il marcha dans sa direction. Le ciel
clément était d'un bleu pâle, les arbres au port noble agitaient
leurs feuilles et des oiseaux gazouillaient. Où était le lieu
réputé si dangereux ? Quelles étaient les épreuves que tant de
vaillants guerriers avaient affrontées ? Autour de lui, la
nature était accueillante. Hospitalière. Pour preuve, la limpidité
du ruisseau dans lequel il étancha sa soif.
Grignelin
rassembla ensuite ses maigres affaires et s'engagea toujours plus
loin dans la forêt. Les mousses faisaient un tapis sous ses pieds.
La verdure n'avait plus rien d'oppressant, comme elle l'avait été
lors de ses premiers pas. Grignelin aurait pu rester vivre au milieu
de ce bois, mais une force irrépressible le poussait à marcher
encore et encore. Un deuxième jour prit fin.
Grignelin
mangea quelques baies et s'endormit d'un sommeil lourd et à nouveau
peuplé de rêves. Pour la première fois, il vit en songe celle que
l'on nommait la nonne rouge. Elle l'appelait, le suppliait de venir
la délivrer de ses charmes maléfiques. Tout d'abord lointaine,
évanescente, son image parut plus proche. Il lui suffisait de tendre
le bras pour la toucher. Il n'en fit rien, cependant. Saisi de
respect pour cette dame, il inclina la tête et baissa les yeux. La
nonne rouge, dont les murmures avaient éveillé sa conscience, prit
plus distinctement la parole.
« Je
suis bien et mal tout à la fois. Destin heureux et destin funeste.
Les hommes qui se sont aventurés dans cette forêt l'ont tous fait
pour conquérir richesse, gloire, amour, immortalité. Ils ont
provoqué leur châtiment. Je ne suis qu'un miroir de leur âme.
Souhaitaient-ils gagner à tout prix ? Ils perdaient tout.
Souhaitaient-ils vivre éternellement ? Ils étaient dépossédés
de leur vie. Convoitaient-ils mon corps ? Le leur était lacéré,
dévoré. Il se putréfiait. Toi, tu sauras réussir l'épreuve qui
t'attend, je l'espère. Tu ne cherches pas l'or, tu n'as pas pénétré
cette forêt pour me soumettre à ton joug. Ton désintéressement
sera ta force. Souviens-t’en ! »
La
nonne s'évanouit alors dans une dense brume. Grignelin se réveilla.
Le jour perçait. La rosée reflétait les premiers rayons. La joie
monta au coeur de Grignelin. Ainsi, il savait désormais : la
nonne rouge, quelque part, l'attendait. Il y avait un être vivant
près de lui. Il ne serait pas condamné à rester seul. Grignelin
reprit son chemin. Devant lui, les fourrés s'écartaient. La marche
ne lui sembla jamais aussi aisée qu'à l'approche de la demeure de
la nonne.
4
Ce
fut au mitan du quatrième jour que Grignelin arriva devant une
magnifique demeure. Sa toiture était faite de pierres précieuses.
De grandes vitres faisaient entrer la lumière de chaque côté et
laissaient admirer de l'extérieur un riche mobilier, des tapisseries
élégantes et des bibelots étincelants. Les façades étaient
recouvertes de feuilles d'or fin. Contre la porte ouvragée en bois,
un marteau. Grignelin ne s'attarda pas sur le luxe affiché. Seule
une chose lui importait : rencontrer la nonne rouge. Il frappa à
la porte. Celle-ci s'ouvrit sans que quiconque en ait actionné le
mécanisme et se referma derrière lui.
Grignelin
se trouvait dans un couloir. Un tapis rouge qui le couvrait semblait
l'inviter à entrer plus avant, jusqu'à une porte entrouverte.
Grignelin frappa et l'ouvrit totalement. Il entra. Sur une bergère
se tenait la femme qui lui était apparue dans son sommeil. Jeune, le
teint pâle, avec de longs cheveux noirs, conformément aux
descriptions des conteurs. Grignelin la salua d'une profonde
révérence. Elle lui répondit d'un signe de tête et, sans un mot,
lui indiqua du doigt une large banquette parsemée de coussins faits
de brocart. Le voyageur s'assit et attendit. Dans son rêve, la nonne
rouge l'avait mis en garde contre les désirs qui se retournaient
contre ceux qui les ressentaient. Grignelin, à qui il n'avait pu
échapper que la nonne rouge était d'une grande beauté, devait
lutter contre son instinct de mâle. Il garda les yeux à terre pour
éviter la tentation.
« Tu
ne dois pas lutter contre ton désir d'homme, car je suis une femme
et j'existe aussi à travers le désir que j'inspire. Ton désir
n'est pas celui de m'assujettir, de me posséder. Je sais combien tu
prends soin des femmes qui se sont coulées sur ta couche. Je sais le
plaisir que tu leur donnes. Ce plaisir, je t'en prie, offre-le-moi
également. »
Donner
sans recevoir. Tel était en effet le moyen de contourner le
maléfice ! Grignelin leva alors les yeux sur la nonne rouge qui
lui souriait. Elle s'avança vers lui, tout en desserrant les liens
de son corsage. À quelques pas de l'homme qui la contemplait, ses
seins jaillirent de sa robe. D'une blancheur de lait, parfaitement
ronds, ils appelaient les caresses. Les mamelons dardaient, rouge
sang, rouge rubis. Tandis que Grignelin, muet d'admiration, sentait
son bas-ventre s'animer, sa chair durcir entre ses jambes, les mains
de la nonne défirent d'autres liens, d'autres rubans. L'étoffe chut
alors à ses pieds. Sous la robe, nul linge de baptiste, nulle
dentelle. Le corps éclatant de blancheur s'offrait librement à la
vue de l'homme dont elle attendait mille bienfaits.
La
nonne s'approcha et prit place en travers de la banquette. Grignelin
sortit de sa besace, dans des gestes hâtifs, tant le feu couvait en
lui après avoir contemplé la nudité de la nonne, le flacon qu'il
utilisait encore quelques jours plus tôt sous la tente d'amour. Il
enduit de crème ses mains pour les adoucir et les frotta pour que
l'onguent pénètre les pores, puis il prit à nouveau de la crème
entre ses mains et entreprit de masser tout le corps de la nonne. Ses
orteils menus, la plante de ses pieds et ses chevilles fines. Lorsque
les mains chaudes et mouvantes de Grignelin atteignirent les genoux,
la nonne rouge poussa un profond soupir. Grignelin enduit les cuisses
de crème, mais contourna la conque amoureuse. La nonne mordit ses
lèvres de dépit. Il remonta le long des hanches et massa avec
délicatesse le ventre. La noble dame se tortilla. Lorsqu'il toucha
les seins, elle exhala un nouveau soupir. Sa poitrine se dressait,
venait à la rencontre des gestes caressants.
Grignelin,
emporté par le désir, approcha son visage des lèvres entrouvertes.
Le bâillon de sa bouche fit taire les soupirs. Ils échangèrent un
long baiser, tendre tout d'abord. La fièvre les gagna
progressivement. La nonne posa ses mains sur le corps de Grignelin.
Sous la toile rêche, son torse ferme lui procurait des envies de
contacts charnels plus poussés. Grignelin ôta prestement ses
vêtements. Tous, sans exception. Ainsi, son sexe, rendu libre, se
dressa.
Mais
il était trop tôt, et seule la volonté de la nonne devait
permettre une pénétration de ses chairs. La concupiscence de
l'homme serait châtiée : il fallait offrir un plaisir sans
chercher le sien propre. Grignelin l'avait compris, et plus encore,
savait comment procéder. Il avait acquis cette habitude si peu
commune au royaume d'Achtram de prendre en compte le plaisir des
femmes avant le sien. Ce qui avait causé sa condamnation auparavant
devenait, à cause de la malédiction qui pesait sur les soupirants
de la nonne, son espoir de salut.
Grignelin
chassa de son esprit les fantasmes de copulation que le maléfice lui
imposait. Au lieu de son vit, ce furent ses mains qui s'approchèrent
de l'intimité palpitante de son amante. Délicatement, ses doigts
caressèrent le pistil de sa fleur. Il le butina du bout des doigts,
puis des lèvres, avant de pointer sa langue. La nonne se pâmait, un
long gémissement sortit de sa gorge. Ce fut le moment que Grignelin
attendait. Les doigts habiles pénétrèrent la grotte humide des
délices et commencèrent un doux travail de va-et-vient. Le
gémissement devint cri. La nonne haletait, ses jambes se crispèrent,
son bas-ventre incendié fut soudain la proie de vives contractions.
Elle jouissait. Grignelin accompagna l'orgasme de mouvements plus
lents, plus légers, jusqu'à son extinction. La nonne serra alors
contre son corps celui de son amant et, d'un mouvement de bassin,
attira l'objet de sa convoitise à proximité de l'épicentre de son
plaisir. Grignelin en profita pour rouler de côté et ainsi laisser
son amante le chevaucher. À
elle le pouvoir de diriger la pénétration. À
elle de chercher son plaisir en se servant du vit dressé.
La
nonne plaça ses jambes de part et d'autre de celles de Grignelin.
Ses portes intimes, largement ouvertes, aspirèrent le membre viril.
Elle procéda par mouvements lents. Elle enfonça profondément le
sexe en elle, puis le retira avec la même lenteur, avant de
recommencer. Les yeux de Grignelin se posaient sur le visage de la
jeune beauté. Le désir qui s'éveillait en elle s'y exprimait
pleinement. Elle aimait dominer la situation, elle aimait jouer avec
ses sensations. Grignelin porta ses mains à la poitrine qui se
balançait au rythme de l'étreinte et titilla les mamelons rouges.
La nonne gémit. Le plaisir qui montait en elle avait ainsi plusieurs
sources : les pincements du bout de ses seins, l'outil planté
en elle, le frottement de son clitoris contre le bas-ventre de
l'homme. Ce dernier contact était en lui seul une expérience
enivrante. Lorsque le mouvement ascendant l'éloignait du corps de
son amant, la nonne sentait une frustration telle que son plaisir
gonflait lorsque les chairs se touchaient à nouveau. Aux mouvements
lents succédèrent des mouvements de plus en plus rapides. À
frustration moins longue, plaisir de plus en plus fréquent, de plus
en plus fort. Si bien que la violence de l'orgasme l'emporta soudain,
si loin que ses yeux se perdirent dans un regard d'extase. Grignelin,
qui l'avait retenu tant qu'il l'avait pu jusqu'alors, laissa
s'épancher le fruit de son propre plaisir. Il ne craignait plus
rien : la nonne l'avait fait sien.
Après
cette étreinte charnelle, les amants se lovèrent l'un contre
l'autre. Le plaisir de la nonne s'était mû en plaisir mutuel. La
malédiction ne courrait plus : la vie avait pris ses droits.
Dans le ventre accueillant, les sucs mêlés mettaient fin à des
siècles de tragédies. Plus d'épreuves en traversant la forêt
d'Hérylion. La demeure de la nonne devenait aussi celle de
Grignelin, elle était sa maîtresse, il était son amant. Il devait
en être ainsi, le dieu Ichwab le savait de toute éternité.
Hélyrion
devint un lieu accueillant, les gens du royaume d'Achtram y
chassèrent du gibier et y coupèrent des arbres pour construire
leurs maisons. On oublia la terrible légende. Seuls quelques griots
vieillissants racontaient encore de terribles histoires à propos de
cette « forêt magique ». Personne ne les croyait plus.
La
nonne rouge et Grignelin vécurent en parfaite harmonie, et vivent
sans doute encore si le don d'immortalité leur a été laissé. Une
brume épaisse qui recouvrit l'édifice les protégea de toute
intrusion extérieure. Ils étaient hors du temps, hors du monde.
Leur amour n'aurait jamais de fin.