Ce très court texte, Un souvenir d'enfance, a été publié dans le recueil collectif Un Cadeau de Noël pour le Refuge, volume Sven de Rennes (d'après le nom de l'illustrateur de couverture de ce volume - je précise que deux volumes ont été publiés ce Noël-là) édité par Textes gais. Les droits de l'ensemble des auteurs étaient versés à l'association le Refuge. Le livre, semble-t-il, n'est plus disponible en version papier, il doit encore exister sous format numérique. J'ai choisi, pour ce tout petit texte, d'évoquer une histoire d'amour un peu triste. Je vous le place ici à présent, parce que c'est de saison.
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Noël 1996
Le
soir tombait. Les réverbères éclairaient faiblement l'asphalte.
L'automne s'était durablement installé, avec son crachin et son ciel
gris. Je descendis du bus et j'attendis la correspondance.
J'étais employée comme secrétaire dans un cabinet d'avocat
depuis trois semaines. Je tapais sous dictée, classais des dossiers,
adressais des courriers. Le travail était répétitif. Je ne comptais pas y
faire carrière, c'était un job alimentaire, en attendant de trouver
mieux... Je n'étais, de toute manière, engagée qu'en CDD et rien ne me
garantissait la reconduction de ce contrat. J'aurais aimé obtenir un
emploi dans une galerie d'art. C'était ça, mon but.
Les dossiers traités par le cabinet d'avocats étaient démoralisants. Divorces, successions difficiles, gardes partagées d'enfants… Ces situations vécues par d'autres, sur papier, me renvoyaient à ma propre enfance.
Quinze
minutes de trajet environ, et je serais enfin chez moi. Je poussai un
soupir quand je vis le bus arriver. Il me tardait de m'installer sur le
sofa avec une bonne tasse de thé. Le bus redémarra avant que je ne fusse
assise. Le chauffeur devait être pressé de regagner son foyer, lui
aussi. Je titubai et me retins heureusement à une barre. Mon regard, un
instant, se porta à l'extérieur. C'est là que je les vis. Deux bouches
unies, deux hommes qui s'embrassaient dans un baiser d'amants, qui s'étreignaient avec force et passion.
Ce fut un déclic. Je revis en flash une veillée de Noël. J'avais six ans. Il était tard, les adultes avaient terminé leur dîner et j'aurais dû
sagement dormir pour laisser le père Noël faire son travail – ou plutôt
son émissaire, car je ne croyais plus qu'à demi au pouvoir du bonhomme
barbu. Seulement, j'étais excitée, j'attendais un coffret de perles
multicolores, un joli parapluie et peut-être d'autres
surprises. Je m'étais donc levée. Les pieds nus, je m'étais approchée
du salon où trônait le sapin que j'avais pris plaisir à décorer avec ma mère, quelques heures plus tôt. Une musique douce flottait dans l'air, à moins que ce souvenir
ne fût rajouté dans mon esprit. Un rai de lumière passait sous la porte
de la cuisine. J'étais gourmande, je pensais à tous les bons chocolats
qui m'attendaient : je me suis donc faufilée. La porte était
entrebâillée. Suffisamment pour y plaquer mon visage et jeter un œil à
l'intérieur.
Il y avait une grande pile d'assiettes
sales sur le plan de travail, mais pas de friandises. Devant l'évier se
trouvait mon père. Il lavait des verres. À côté de lui, tonton Bruno,
comme je le nommais alors, un torchon à la main. Tonton Bruno était un
ami de mes parents. Je compris cette nuit-là qu'il était bien plus pour
mon père...
Pendant que je les observais, Bruno posa son
torchon, se plaqua contre le dos de son ami et le serra contre lui. Je
les entendis murmurer des paroles. Mon père disait quelque chose comme «
non, je ne peux pas ». Tonton Bruno répliqua « chut ». C'est alors
qu'ils s'embrassèrent à pleine bouche.
Le trajet en bus me
parut court. Je descendis mécaniquement à mon arrêt. De retour chez moi,
je laissai mes pensées à nouveau divaguer. La scène de ce Noël 1996
était restée gravée dans ma mémoire. Et pourtant jamais je n'y avais
fait allusion, jamais je n'avais posé la moindre question ni à mon père
ni à l'oncle Bruno. Je fus seulement plus attentive, épiant les propos
de mes parents, quand ils croyaient que je ne les écoutais pas. Je
sentis grandir entre eux une tension, mais jamais il n'y eut de
disputes, jamais d'éclats de voix. J'ignorais
encore aujourd'hui si mon père et Bruno se voyaient en cachette, si ma
mère avait eu vent de cette liaison. Le silence s'était fait.
J'avais
sept ou huit ans quand Bruno est parti vivre loin. Au Canada, je crois.
Quelle avait été la réaction de mon père ? En avait-il été affecté ?
Impossible de m'en souvenir... J'étais trop occupée par mes propres amours enfantines.
Nous étions à un mois des vacances d'été, pendant mon année de CM1, quand mes parents annoncèrent leur divorce. Quel en avait été le déclencheur,
puisque Bruno n'y était pour rien ? À moins que cette relation en fût
une cause lointaine ? Mon père avait-il contenu la douleur de cette
séparation, comme un abcès, jusqu'à son éclatement ? Ce divorce,
était-ce parce que mes parents avaient tenté de sauver les apparences et
que la force leur avait soudainement manqué ? L'été me parut triste,
cette année-là. Je m'étais sentie abandonnée au milieu de ces histoires d'adultes qui me dépassaient.
Noël 2013
J'avais
soigneusement emballé mes cadeaux dans un papier rouge et doré. Ce Noël
était particulier : c'était le premier réveillon que je passais dans
mon petit logement. Ce ne serait pas une grande fête, mais je me
réjouissais d'avoir mon père sous mon toit. Le 25, j'irais déjeuner chez ma tante Pauline. Ma mère serait alors présente, ainsi que des cousins.
Vers
19 heures, je plaçai un CD dans la chaîne hi-fi. Mozart. À 19h30
précises, mon père sonna à la porte. Il tenait un gigantesque paquet
enrubanné et un sachet contenant une bouteille.
— Waouh, le paquet ! C'est quoi, dis-moi ?
— On n'embrasse pas son vieux père d'abord ?
Il posa cadeau et bouteille. Je plaquai en riant deux bises sonores sur ses joues.
— Mais dis-moi, ça sent bon ! Tu as fait la cuisine ou tu as tout pris chez un traiteur ?
— Même le jour de Noël, il faut que tu me taquines !
Cela
faisait du bien de le voir. Au printemps dernier, il avait eu de
sérieux soucis de santé. J'étais passée chaque jour à l'hôpital. Cela
nous avait rapprochés.
J'ouvris le champagne qu'il avait apporté. Nous trinquâmes au bonheur et à l'amour.
— Et à ce mystérieux Éric que je n'ai pas encore vu ! a conclu mon père.
Mais
avec Éric, ce n'était pas sérieux, pas suffisamment pour que je
l'accompagne chez sa famille pour Noël ni pour lui venir à mon
réveillon, en tout cas. Et peut-être ne serait-ce jamais sérieux. On
s'entendait bien, ça ne suffisait pas…
— Et toi ? Le bonheur et l'amour ? demandai-je subitement.
Je n'avais pas oublié le baiser du bus et tous les souvenirs
que cette scène avait fait affluer. Cependant, je me reprochai cette
question trop directe aussitôt après l'avoir posée. De quoi est-ce que
je me mêlais ?
Mon père répondit évasivement
— Oh moi, tu sais…
J'eus
envie de répliquer « Non, justement, je ne sais pas… » Au lieu de ça,
je posai une main sur son épaule. Mon père me regarda.
— Il y a
longtemps, j'ai aimé très fort quelqu'un. C'était trop compliqué à
vivre. J'y ai renoncé. C'était la plus grosse erreur de mon existence,
vois-tu. Il ne faut jamais renoncer à son amour et à ses rêves. Même si
c'est difficile.
Lorsque mon père sortit de chez moi, à
l'approche de minuit, je songeai à ses paroles douces et amères. Il
parlait de Bruno, j'en étais sûre. Et j'eus une pensée pour tous ceux
qui, à l'inverse du couple aperçu dans le soir tombant, n'osaient pas
prendre leur amour à bras le corps, quel qu'il fût.