Petit-déjeuner au lit

Ce petit texte a été publié dans le premier numéro du webzine Metzkaline. Le thème en était "croissant". Je l'ai écrit sous le nom de Lily Dufresne. Pas un gramme d'érotisme dedans - cela m'arrive parfois d'écrire autre chose, même si c'est rare...

La lumière filtrait à travers les volets de bois. J'avais passé une nuit agitée et ne m'étais enfin endormie qu'au petit matin. Un coup d’œil vers le radio-réveil m'apprit qu'il était neuf heures bien tassées. Je bâillais. Heureusement, c'était dimanche. Je m'étirais dans un nouveau bâillement. Le chuchotement familier de la cafetière fut suivi d'autres bruits. Placards ouverts, vaisselle qui s'entrechoquait. Des sons amortis, ouatés : la porte de la chambre était poussée et j'avais relevé la couette ; elle me couvrait les yeux. Dans l'obscurité relative, je mettais mes idées en place. Je répétai les paroles que je prononcerais, tout à l'heure, devant un mug. Ou plus tard. Au déjeuner. Ou. J'étais lâche. Je cherchais à repousser l'instant. Plus tôt, déjà, j'aurais pu, mais je n'avais pas osé.
— Sarah ? Tu vas bien ?
J'avais ressenti un léger malaise. Un vertige. Manque de sucre ? Ma grand-mère était diabétique. J'avais peut-être des dispositions, moi aussi... Je m'étais appuyé contre le mur, car mes jambes flageolaient, mon corps me semblait soudainement lourd, j'avais du mal de me tenir debout. J'étais fatiguée. Trop de travail, trop d'heures sup', non payées qui plus est, le transport, ce sempiternel trajet en bus, le retour enfin. Il fallait couper le rythme, mon organisme se rappelait à moi. Et si je commençais à prendre un vrai déjeuner avec une vraie pause au lieu de grignoter un sandwich devant l'écran ? Et si… ? La liste s'allongerait, mieux valait ne pas réfléchir à tout ce qui devait changer dans mon quotidien, voire au-delà… Il n'est jamais bon de s'interroger trop en profondeur, de peur de se noyer dans ses pensées.
C'était un jour d'avril comme aujourd'hui. Philippe m'avait dit qu'il y aurait une surprise, le soir, qu'il commanderait le dîner chez un traiteur, que je n'aurais rien à faire, si ce n'était de profiter de l'instant. Alors je m'étais doutée de ce qui se passerait. J'avais réfléchi à ma réponse, avant même d'être sûre qu'il me poserait la question. Je ne m'étais pas trompée, c'était une demande en mariage, avec une jolie bague, fine, avec une pierre semi-précieuse. Philippe avait bien choisi. Vaguement, au fond de moi, je me demandais s'il avait aussi bien choisi la femme que la bague, si je serais une bonne épouse. Et lui, serait-il… ? Trente ans plus tard, à quoi ressemblerions-nous ? Il a glissé la bague à mon doigt et nous avions parlé cérémonie fin septembre, avec les premières feuilles tombantes, un tapis doré sous nos pieds. Septembre était parfait.
Le café ne coulait plus. Il était temps de me lever. M'asseoir tout d'abord. Les levers brusques ne me réussissaient pas. Pourquoi n'avais-je pas tenu compte de ces petits changements ? Pourquoi n'avais-je pas réagi plus tôt, quand je me suis mise à douter ? J'ai regardé les jours s'égrener, en les barrant un à un sur le calendrier, en pensant « demain ». Et un autre demain avait suivi. Jusqu'à ce matin. Je m'étais levée vers cinq heures, pieds nus, l'estomac creux, frissonnante. Lorsque je m'étais recouchée, je savais. À côté de moi, Philippe dormait. Je ne l'avais pas réveillé. Je soupirai et me rallongeai. J'avais besoin de rassembler mon courage et pour cela, je tirai à nouveau la couette sur moi. Dans ce cocon, au chaud, je ne craignais rien.
Une main passa par la porte entrebâillée, pour chercher l'interrupteur.
— Sarah ? Ne me dis pas que tu dors encore ?
Je ne répondis pas. Philippe alluma.
— Je t'ai préparé un café léger. Et j'ai fait un saut à la boulangerie. Je t'ai pris des croissants.
Il portait un plateau.
— Alors ? demanda-t-il.
— Alors quoi ? répondis-je.
— J'ai vu l'emballage du test dans la poubelle.
Je pris un croissant et mordis dedans. Je ne ressentais plus d'anxiété.
— Alors c'est oui, fis-je en le regardant.