Le Goût de l'homme

J'ai écrit ce petit texte pour les éditions L'encre parfumée de Lys qui avaient lancé un appel à textes sur le thème de la gourmandise. C'est Festin sous les draps qui a été retenu, mais j'en avais écrit deux autres, Ours en guimauve dont je vous parlais tantôt (et que je vais mettre en ligne ici dès demain) et Le Goût de l'homme que je vous invite à lire :

On dit que l'attirance physique que l'on ressent pour un être dépend d'infimes particules olfactives, les « phéromones ». Plus sûrement, Noémie était attirée par la fragrance virile de certaines eaux de toilette. Conseillère-vendeuse en parfumerie, la jeune femme était sensible au choix de ses clients, ou précédait leur choix, lorsque ceux-ci étaient indécis. Elle les orientait vers les senteurs qui convenaient le mieux à ce qu'elle imaginait de leur personnalité. Elle les piégeait alors d'un sourire enjôleur, d'un contact léger sur le col d'une chemise, d'un rire de gorge, d'un clignement de ses yeux. À son côté, les hommes se sentaient séduisants, sûrs de leur aura. Ils pensaient séduire, c'est elle qui les conduisait où elle le souhaitait.
De petite stature, Noémie avait de longs cheveux bruns et un sourire magnifique qui éclairait son visage à l'ovale parfait. Ses clients devenaient, au gré de leur passage dans la parfumerie, ses amants d'un soir, voire d'une semaine. Jamais plus longtemps.
Noémie ne s'attachait à aucun en particulier. Elle vivait dans l'instant des rencontres, dans l'instant des étreintes, dans le plaisir échangé, les caresses sous les draps. Les lendemains étaient autres. De nouvelles conquêtes s'annonçaient. Noémie ne regrettait rien, ne planifiait rien. Le temps présent suffisait à sa joie.

Le cadre des ébats relevait pour elle de la plus grande importance. La découverte d'un lieu et de ses odeurs propres nuançait l'odeur mâle ou la rendait plus prégnante.
Il y avait les célibataires brouillons : la poussière, le linge sale chiffonné dans une corbeille, les fenêtres jamais ouvertes, l'odeur recluse de l'homme tapi dans sa demeure. C'était âpre ; l'odorat sensible de Noémie était bousculé. Elle aimait néanmoins ces odeurs piquantes et s'y lovait pour une nuit.
Il y avait malheureusement aussi l'odeur proprette des grands ménages. Une aseptisation que Noémie regrettait. Odeur de savon de Marseille, ou pire, de javel qui piquait les muqueuses.
Il y avait, parfois encore, une odeur à la fois intime et sophistiquée : coupelle de menthe fraîche, encens et ses volutes, bougie de massage qui promettait un toucher-senteur comme prélude à l'amour charnel.
Le ylang-ylang avait sa préférence : il était une promesse de jeux érotiques. Ce seul nom évoquait pour Noémie la réciprocité, des figures où les bouches reliaient les corps entre eux. Ylang-ylang, yin et yang, sucions passionnées, longs baisers intimes. Noémie aimait que ses amants approchassent leur nez de son amande ointe de ses propres sucs. Qu'ils lui dissent comme elle sentait bon, comme elle leur donnait envie, comme son odeur les excitait et comme ils bandaient pour elle.
Les agrumes arrivaient en second. Ils étaient une promesse de tonicité, d'endurance. Noémie espérait, des hommes qui affectionnaient ces senteurs, une montée sans cesse renouvelée vers l'orgasme, une nuit fiévreuse, un petit matin qui les surprenait alors qu'un ultime cri s'échappait de sa gorge.
Noémie se laissait mener par son nez. Les occasions étaient fréquentes, les amants multiples. Jusqu'au matin d'avril où une voiture la percuta.

Noémie ne vit rien de l'affolement général ; elle n'eut aucun souvenir de sa désincarcération, de son transport à l'hôpital ni des trois premiers jours de sa convalescence. Quand elle reprit le fil de sa pensée et du temps qui s'écoulait, elle découvrit avec effroi qu'elle avait perdu toute sensibilité aux odeurs. Plus rien ne la guidait, plus rien ne lui faisait envie. Un pan de sa vie disparaissait. L'attrait qu'exerçaient les hommes s'éteignit en même temps que son odorat.
Après son séjour à l'hôpital, Noémie chercha un nouvel emploi. Comment aurait-elle désormais pu conseiller des clients ? Impossible ! Ce métier lui rappelait d'ailleurs trop fréquemment son handicap et la perte de la libido qui en avait découlé. D'anciens amants, encore clients de la parfumerie, ne reconnaissait plus la jeune femme vive et souriante qu'ils avaient connue et ne lui adressaient plus qu'un signe de tête, comme l'on pouvait saluer une vague connaissance.
Noémie se délitait en songeant à tout ce qu'elle avait perdu dans cet accident. Elle traîna de mornes soirées devant des émissions télévisées en éparpillant des emballages de sucreries. La nourriture devint un refuge : elle consolait ses bleus de l'âme avec des chocolats, des caramels, des nougats. Après cinq semaines de ce traitement gustatif, Noémie s'était légèrement enrobée. Quelques rondeurs, un bouton de jeans à circuler, rien de critique pour sa garde-robe, mais la physionomie entière de Noémie sembla métamorphosée. Elle devenait, sous ces formes nouvelles, diablement appétissante. Goûteuse. Délectable. Succulente. Les épithètes ne manquèrent pas à cet homme qui l'avait abordée dans la rue.

Aucune odeur pour guider Noémie. Elle n'en eut pas besoin. L'homme avait des formes généreuses dans lesquelles la jeune femme imagina croquer. Des épaules larges, des bras musclés, un délicieux embonpoint, des fesses rondes qu'elle caressa à travers le pantalon avant de le dévêtir complètement... Noémie ne sentit aucune odeur mâle, mais passa sa langue sur sa peau, lécha les plis de ses membres, goûta sa sueur, mordilla dans la chair ; elle embrassa, étreignit, saliva, gémit comme il était bon, comme il était tendre, et goba les testicules puis le membre brandi, suçota, en emplit sa bouche, suça avec plus d'ardeur encore et avala le sperme chaud qui se mit à couler à profusion.
Francis, l'homme dont elle apprécia tant le goût, venait de lui faire découvrir à quel point son palais pouvait compenser sa déficience. Noémie avait perdu sa sensibilité aux odeurs ; elle développa un don particulier pour la reconnaissance des saveurs. Ce don lui fut professionnellement utile : Francis possédait un petit restaurant, il cherchait à développer son affaire ; Noémie acquit rapidement les compétences nécessaires pour œuvrer en cuisine. Son palais s'affina, son don se développa, sa créativité culinaire fit de même. Le restaurant obtint quelques mois après leur rencontre une étoile dans un guide reconnu : ce fut le premier grand succès du couple.
Noémie avait trouvé sa voie. Elle ne recouvrit pas l'odorat, mais jamais ne se lassa du goût de celui qui partageait dorénavant sa vie.